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.Il y a de la place à ces râteliers et elles doivent être fourbues.Sensitive lui fit un signe d’acquiescement et se laissa aller sur un tas de foin.Elle aussi était fourbue.Elle n’avait pas encore assimilé l’annonce que Colas venait de lui faire.Elle regardait fixement les sacs d’or déposés à ses pieds et qui apparemment ne servaient à rien pour conforter le désordre de sa pensée.Le désordre… c’était bien cela que confirmait l’aspect du château : les vitres brisées dont les débris faisaient une couronne autour des façades ; la paille souillée sur l’escalier de marbre où du crottin encore intact ponctuait les marches.Les colonnes de l’antichambre dans le foin jusqu’à mi-hauteur.L’escalier, le grand escalier lui-même où enfant, poussée par ses frères, elle avait dû si souvent se retenir à la balustrade pour ne pas s’abîmer sur les marches, le grand escalier servait de remise à foin jusqu’à mi-hauteur de la volute.Colas revint.Sensitive éteignit le flambeau.Par les vitres crevées, la lumière de la lune au zénith rendit au vestibule défiguré les dimensions de sa grandeur passée.— Viens t’asseoir près de moi, dit Sensitive.J’ai froid.— On va m’appeler, dit Colas.Madame, j’appartiens à la patrie.— En attendant, dit-elle, je te supplie de m’écouter.Tu es trop jeune.Tu dois vivre.La révolution finira.Il y a deux mille ans que le peuple souverain se révolte contre l’esclavage et que chaque fois on le remet en cage parce qu’il n’est pas capable d’assumer la liberté.Il le sera dans cent mille ans peut-être ! clama Sensitive.Mais que t’en chaut ? Profite de la vie.Tu es seul.L’homme n’est la matière première que de sa propre vie ! Tous les autres, sauf moi, te passent autour sans te connaître, sans t’aimer, sans même savoir que tu existes ! Ceux qui aujourd’hui sont opprimés seront les oppresseurs de demain parce qu’ils seront plus intelligents, plus malins ou qu’ils sauront mieux compter.Si tu crois à l’idéal tu mourras et tu ne seras qu’un petit tas d’os que le temps réduira en poussière.Colas ! Crois-moi ! Personne à ta place ne peut jouir de toi ! Personne ne pourra jamais vivre à ta place les plaisirs que nous avons goûtés ensemble sur la paille l’autre nuit, et pourtant nous avions tout perdu tous les deux.Pendant qu’elle s’escrimait ainsi à lui souligner les bonheurs de l’existence, il pensait : « C’est une aristocrate qui parle.»Tandis que les chevaux broyaient bruyamment le foin au râtelier, Sensitive était prosternée dans la paille.Elle avait envie que ce soit lui qui soit dans cette position.C’est terrible de donner une leçon d’univers à un homme pour lequel on n’a qu’un désir, c’est qu’il s’agenouille devant vous pour vous embrasser les genoux et qu’il poursuive avec sa bouche les prémisses de l’amour dont vous êtes si friande.Sensitive comprit qu’il lui fallait user de tout son savoir, de tout ce qu’elle avait appris des philosophes longtemps fréquentés et de Germaine de Staël dont elle était sœur en lucidité.Elle lui dit que le bonheur ne se partageait pas avec une multitude, qu’il ne pouvait se savourer que seul ; que la vie était une chandelle vacillante à perpétuité et qu’il n’était même pas besoin d’aller l’exposer volontairement pour la perdre bientôt.Elle lui fit miroiter la beauté du monde, les matins et les soirs, le chant divin de la pluie sur les arbres, les ressources infinies de la sensation et de la luxure.Mais à tous les arguments qui tendaient à faire préférer la vie à la mort, Colas opposait cette seule formule et se protégeait contre la tentation en se la répétant à satiété : « C’est une aristocrate qui parle.» Les quelques idées simples que les rhéteurs avaient agitées tout à l’heure faisaient pièce à toute raison.Les paroles passionnées de sa maîtresse glissaient sur lui comme de l’eau sur l’huile.La patrie était au-dessus d’eux, sévère, impitoyable, réclamant la mort du croyant.Imaginaire, elle offrait la chair vive d’une femme de marbre, quoique désirable.Contre elle une simple amoureuse en tous ses attraits ne pouvait rien.Colas refusa même le déduit qu’elle lui offrait, disant que c’était pour la dernière fois.Non, il n’en voulait pas.Il avait peur, s’il cédait à la tentation, d’oublier son engagement.Ses quinze ans intransigeants recherchaient encore la pureté.— Madame, dit-il, vous êtes mon plus cher désir et vous serez mon plus beau souvenir mais la patrie c’est ma mère.Comment voulez-vous que je trahisse ma mère ? Elle est attaquée de toute part ! Je dois me faire tuer pour elle !Sensitive s’aperçut alors que son amant parlait comme un livre.Il lui semblait lire Jean-Jacques Rousseau en l’écoutant parler.À un homme qui parle comme un livre, il est beaucoup plus difficile de faire entendre raison qu’à un simple analphabète.Elle finit par se taire, épuisée, à bout d’arguments.La fatigue l’emporta.Elle s’endormit sur la paille telle qu’elle était.Alors il se leva sans bruit, il effleura de ses lèvres le front de sa maîtresse.Dans le grand pré le tambour battait la générale et des voix mal assurées chantaient La Marseillaise.Les sergents essayaient de rassembler en troupe cohérente, à coups d’ordres contradictoires, les quelque quatre-vingts Manarains qu’on avait réussi à arracher à leurs familles.Colas les rejoignit à la hâte.Tant bien que mal il se faufila dans la troupe.Le jour naissait sur les grands arbres et sur les montagnes au loin qui flamboyaient au soleil levant.La troupe hétéroclite s’ébranlait en chantant.Ils étaient déjà martiaux.Ils marchaient au pas instinctivement, au rythme impitoyable des chants du départ.Sensitive s’était éveillée au bruit des tambours battants.Elle se précipita vers le grand pré où la chétive colonne toute grise dans le crépuscule du matin s’éloignait pour toujours.Elle courut vers elle en criant : « Colas » mais elle trébuchait parmi les mottes d’un labour ancien et sa robe mal taillée la gênait pour courir.Elle revint vers le château, découragée.L’esplanade du pré était maintenant vide.Le peuple souverain courbant l’échine devant le fait accompli s’était retiré dans ses maisons pour y méditer sur le mot « patriote ».L’équipe expérimentée qui avait dressé l’estrade était en train de la démonter.Les deux commissaires de la République s’entretenaient avec calme et s’inclinaient tendrement vers le carrosse à la portière ouverte [ Pobierz całość w formacie PDF ]

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