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.Tu n’as pas sept années, Lisbeï, il s’en faut de beaucoup.Tu devrais être encore à la garderie.J’ai fait une exception pour toi.Sais-tu pourquoi ? »Abasourdie, Lisbeï ne put que secouer la tête.« Parce que tu es la future Mère de Béthély.La future Mère de Béthély est une personne très importante, tu le sais ? Elle doit apprendre, pour être une bonne Capte.Tu vas avoir beaucoup de choses à apprendre.On ne les apprend pas dans les garderies.»Ce n’était pas ainsi que ça devait se passer, pas du tout ! Au hasard, à la fois affolée et fascinée, Lisbeï se raccrocha à l’une des phrases qu’elle avait préparées : « Tula a eu la Maladie aussi, elle pourrait sortir de la garderie maintenant.Ce n’est pas sa faute.»La dernière phrase n’était pas prévue à cet endroit, mais autant en finir avec cela aussi : « Il ne faut pas la punir, ce n’est pas sa faute, c’était mon idée.— Je sais, dit la Capte de Béthély.Bien sûr.Mais tu ne dois plus penser à Tula.Tula n’est pas la future Mère de Béthély.Elle doit avoir sept années avant de sortir.C’est ainsi à Béthély.Si on fait trop d’exceptions, ce ne sont plus des exceptions, n’est-ce pas ? De toute façon, tu es une grande, maintenant, une dotta.Tu auras bien d’autres choses à faire que de t’occuper de Tula.»Il y avait quelque chose de si terriblement définitif dans ce calme sans colère de la Mère, dans la certitude plombée qui ternissait sa lumière, que Lisbeï se mit soudain à pleurer.Elle essaya de s’arrêter, accablée et furieuse : elle n’était pas censée pleurer, pas comme ça, pas maintenant ! Mais les larmes avaient leur propre volonté, elles montaient de sa poitrine et la déchiraient de grands sanglots douloureux : pourquoi lui avait-on donné Tula, alors ? Il ne fallait pas lui donner Tula !Elle se rendit compte qu’elle avait crié tout haut quand la voix de la Mère s’éleva de nouveau, avec une note d’impatience : « Écoute-moi, Lisbeï.Je suis la Capte de Béthély et je suis la mère de Tula, mais moi non plus je ne la verrai pas avant qu’elle soit sortie de la garderie.Je devrai attendre, comme toi.Je suis la Mère de Béthély et quand tu seras une Rouge, tu seras la Mère de Béthély à ma place.La Mère de Béthély est la mère de toutes à Béthély, pas de quelques-unes seulement.Et elle ne peut commander à Béthély que parce qu’elle obéit aux lois, comme tout le monde.« Pourquoi vous avez fait une exception pour moi, alors ? » aurait voulu dire Lisbeï, mais elle ne dit rien, parce que la Mère s’était levée et était venue s’accroupir devant elle pour lui prendre les mains.Et alors Lisbeï perçut la lumière et la chaleur, et surtout la résonance cette fois, oui, l’écho, en un éclair, le temps de sentir la peine de la Mère, une peine immense, trop complexe et trop profonde pour être comprise par une petite dotta qui n’a même pas sept années.Sa peine, et sa compassion.Et puis le recul (horrifié ?) et le soudain éclat de violence, comme une porte qui claque, et pendant un moment Lisbeï ne sent plus rien du tout, comme s’il n’y avait personne devant elle.Mais la Capte est là.Elle a lâché les mains de Lisbeï.Elle se redresse et croise les bras.Elle regarde au-dessus de la tête de Lisbeï.Sa présence est différente.Il n’y a plus d’émotions, seulement la barrière froide, la raideur.Le refus.La Capte de Béthély va vers le lutrin et fait signe à Lisbeï, impérieusement, de venir la rejoindre.Elle pose une main sur le gros livre.« Tous les jours, à dix heures, tu viendras ici, Lisbeï.Tu sais lire, n’est-ce pas ? Nous commencerons par l’histoire de Béthély.Tu as bien compris ? »Lisbeï, muette, incline la tête.« Assieds-toi.»Lisbeï va s’asseoir sur la chaise, en face du bureau.La Capte va ouvrir la porte et une vieille Bleue entre, portant un plateau où se trouvent des objets inconnus de Lisbeï, qu’elle pose un à un sur le bureau.Il y a de petites fioles, des sortes de porte-plume et des compresses blanches.La vieille Bleue dit à Lisbeï de défaire le haut de sa tunique pour découvrir ses épaules.Lisbeï obéit.« Ça ne fera pas très mal, murmure la vieille Bleue.— Lisbeï de Béthély-Callenbasch, notre fille et notre sœur en Elli, dit la Capte d’une voix distante, sans regarder Lisbeï, sois la bienvenue parmi nous.»Quand Lisbeï quitte le bureau de la Capte, elle porte les marques de ses Lignées, le triangle bleu aux lignes jaunes ondulées qui est celle de Béthély, les deux petites étoiles noires en biais dans le carré rouge qui est celle de Callenbasch.La vieille Bleue a menti ou elle ne se rappelle plus, depuis le temps : ça fait mal.Mais Lisbeï n’a pas crié, pas gémi.Tout le temps qu’a duré le tatouage, elle a regardé droit devant elle.La Capte est restée debout devant elle tout au long de l’opération, les bras croisés, et Lisbeï a regardé le ventre de la Capte, invisible dans les plis de la longue robe rouge.Le ventre où a poussé Tula.Beaucoup plus tard, elle réalisera que lors de cette première rencontre, Selva ne lui a jamais dit qu’elle était sa mère à elle aussi.* * *Lisbeï aurait pu aimer Selva.Pendant des années, elle devrait se contenter, confusément et alternativement, de la respecter, de l’admirer et de la haïr.Le Livre de Béthély était un très gros livre large et épais, relié de cuir fauve.La couverture, comme le dos, portait la marque de Béthély gravée au fer et dorée.Les pages étaient raides.Il fallait les tourner lentement, avec précaution, avec respect.Il en émanait une odeur qui se confondrait bientôt, pour Lisbeï, avec celle de l’Histoire et plus généralement du savoir : cuir, encres, papier, colle et surtout l’odeur particulière des images et du fin papier jaune et bruissant qui les protégeait.Les images alternaient de façon irrégulière avec les pages imprimées ; c’étaient de très anciens dessins plus ou moins habiles, puis des gravures, puis, à mesure qu’on avançait dans le Livre, des images différentes, d’abord des sortes de plaques épaisses, floues et jaunies puis plus minces, plus nettes, mieux contrastées dans les ocres et les sépias : des « photographies », un mot que Lisbeï aurait longtemps du mal à orthographier.C’étaient des reproductions exactes de l’Histoire, des morceaux arrachés à l’espace et au temps, par magie, penserait-elle d’abord.La première leçon dura longtemps.Selva avait pris Lisbeï dans ses bras pour la hisser sur le tabouret, devant le lutrin (brève, trop brève lumière, lointaine et défendue).Et elle avait commencé de tourner les pages en racontant Béthély à Lisbeï.Toutes les images, les gravures ou les photographies montraient la même chose : les Tours.D’abord difficiles à reconnaître mais qui se transformaient au fil des pages pour devenir elles-mêmes.Les ruines qui les entouraient au début disparaissaient, des champs se dessinaient, des arbres poussaient, des sentiers devenaient des chemins puis des routes.Les palissades en triangle, avec leur chemin de ronde et leurs tourelles, s’élevaient pour les entourer, puis étaient démantelées.La levée de terre qui les avait portées s’élargissait et faisait le gros dos.De nouveau des palissades, qui disparaissaient à leur tour.De l’herbe recouvrait les anciennes fortifications devenues pâturages, avec les points bruns des vachettes et les points dorés des oveines.C’était maintenant la familière colline circulaire au sommet aplati où serpentaient des chemins, et au-delà de laquelle jardins et vergers se disposaient en cercles concentriques.Les auvents au pied des Tours étaient récents : ils n’apparaissaient pas sur les premières photographies
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